2
Un cas d’absorption d’azote ; cela ne faisait presque aucun doute pour Lawler. La manière horrible dont le corps des trois plongeurs était tordu constituait un symptôme évident. Delagard avait dû les faire travailler en pleine mer, à une grande profondeur et les y laisser assez longtemps pour que leurs tissus cartilagineux, musculaires et graisseux absorbent d’énormes quantités d’azote. Puis, aussi invraisemblable que cela paraisse, ils étaient à l’évidence remontés à la surface sans avoir pris tout le temps nécessaire à la décompression. L’azote, se dilatant à mesure que la pression diminuait, avait pénétré dans leur sang et leurs articulations sous la forme de bulles mortelles.
— Nous les avons amenés ici dès que nous avons compris ce qui s’était passé, dit Delagard. Nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être faire quelque chose pour eux. J’ai pensé qu’il fallait les laisser dans l’eau, qu’ils avaient besoin de rester sous l’eau, et j’ai fait remplir cette cuve, et…
— Taisez-vous, dit Lawler.
— Je voudrais simplement vous dire que nous avons fait le maximum pour…
— Taisez-vous, répéta Lawler. Ne dites plus rien, je vous en prie !
Lawler enleva son pagne de laitue de mer et grimpa dans la cuve. L’eau se répandit par-dessus bord tandis qu’il se faisait une petite place à côté des plongeurs. Mais il ne pouvait plus grand-chose pour eux. Celui du milieu était déjà mort ; Lawler posa les mains sur ses épaules musclées et sentit la rigidité cadavérique qui commençait à gagner le corps. Les deux autres étaient encore plus ou moins vivants. Cela n’avait rien d’enviable, car ils devaient souffrir atrocement, s’ils étaient conscients. Le corps en forme de torpille des plongeurs, si lisse habituellement, était étrangement noueux, chaque muscle contracté, pressé contre son voisin, et leur peau luisante et dorée, ordinairement douce et satinée, était devenue rêche et grumeleuse. Un voile recouvrait leurs yeux ambrés et ils avaient la mâchoire inférieure pendante. Une bave grisâtre couvrait leur museau. Celui de gauche gémissait à intervalles réguliers, à peu près toutes les trente secondes, un son affreux et déchirant qui semblait remonter des profondeurs de son ventre.
— Est-ce que vous pouvez les soigner ? demanda Delagard. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour eux ? Je sais que vous pouvez, docteur. Je le sais !
Il y avait dans la voix de l’armateur des inflexions insistantes et enjôleuses que Lawler ne se souvenait pas y avoir jamais entendues. Il était habitué à voir les malades investir leur médecin d’un pouvoir quasi divin et attendre de lui des miracles. Mais pourquoi Delagard tenait-il tellement à sauver la vie de ces plongeurs ? Quel était donc le fond du problème ? Delagard n’éprouvait assurément pas un sentiment de culpabilité. Non, non, pas Delagard.
— Je ne suis pas un médecin spécialisé dans les maladies des plongeurs, dit froidement Lawler. Tout ce que je sais faire, c’est soigner les humains, et encore ! Je pourrais être un bien meilleur médecin.
— Essayez… Faites quelque chose. Je vous en prie !
— L’un d’eux est déjà mort, Delagard. On ne m’a jamais appris à ressusciter les morts. Si c’est d’un miracle que vous avez besoin, adressez-vous à votre ami Quillan, le prêtre.
— Seigneur ! murmura Delagard.
— Précisément. Les miracles sont sa spécialité, pas la mienne.
— Seigneur ! Seigneur !
Lawler chercha le pouls sur la gorge des plongeurs. Il le trouva, faible, lent et inégal. Cela voulait-il dire qu’ils étaient moribonds ? Lawler n’en savait rien. Quel pouvait bien être le pouls normal d’un plongeur ? Comment était-il censé le savoir ? La seule chose à faire, se dit-il, serait de remettre à la mer les deux animaux encore vivants, de les faire redescendre à la profondeur à laquelle ils s’étaient trouvés et de les faire remonter lentement, assez lentement pour qu’ils puissent éliminer l’excès d’azote. Mais c’était impossible à réaliser et, de toute façon, il était certainement trop tard.
En désespoir de cause, il fit quelques mouvements de la main dérisoires, presque mystiques, au-dessus des corps torturés, comme s’il pouvait chasser les bulles d’azote par ces seuls gestes.
— À quelle profondeur étaient-ils ? demanda Lawler sans lever la tête.
— Nous ne savons pas très bien. Peut-être quatre cents mètres… Quatre cent cinquante. Le fond était accidenté à cet endroit et la mer assez agitée. Nous ne savons pas exactement quelle longueur de corde nous avons laissé filer.
Tout à fait au fond de la mer. C’était de la folie furieuse !
— Que cherchiez-vous ?
— Des pépites de manganèse. Il devait également y avoir du molybdène et peut-être de l’antimoine. Nous avions remonté tout un échantillonnage de minéraux avec la sonde.
— Eh bien, vous auriez dû utiliser la sonde pour remonter votre manganèse à la place de ces animaux, lança Lawler avec colère.
Il sentit un frémissement parcourir le corps du plongeur de droite, puis l’animal eut une dernière convulsion et mourut. L’autre se tortillait et gémissait encore. Une rage froide, mélange de mépris et d’amertume, s’empara de Lawler. C’était un crime, un crime stupide commis par imprudence. Les plongeurs étaient des animaux intelligents… Pas aussi intelligents que les Gillies, mais assurément plus que les chiens, que les chevaux, que tous les animaux de la vieille Terre dont Lawler avait entendu parler dans son enfance. Les océans d’Hydros étaient remplis d’animaux qui pouvaient être considérés comme intelligents. C’était l’un des plus grands sujets d’étonnement offerts par cette planète où l’évolution ne s’était pas limitée à une seule espèce vivante, mais en concernait plusieurs dizaines. Les plongeurs avaient un langage, ils avaient des noms, ils avaient même une sorte de structure tribale. Mais, contrairement à presque toutes les autres espèces vivantes de leur planète, ils avaient un défaut fatal : ils étaient dociles, voire affectueux avec les humains dans la compagnie desquels ils aimaient à folâtrer dans la mer. Ils étaient tout à fait disposés à rendre service et il était même possible de les faire travailler. Voire de les tuer à la tâche. Lawler continuait avec acharnement de masser le dernier survivant, comme s’il espérait encore chasser l’azote de ses tissus. Les yeux de l’animal s’animèrent fugitivement et il émit cinq ou six mots dans le langage guttural des plongeurs. Lawler ne parlait pas leur langage, mais il était facile de deviner le sens de ces mots : douleur, chagrin, peine, mort, désespoir, souffrance. Puis les yeux couleur d’ambre se voilèrent de nouveau et le plongeur retomba dans le silence.
— L’organisme des plongeurs est adapté à la vie dans les profondeurs océaniques, dit Lawler sans cesser de s’occuper de l’animal. Laissés à eux-mêmes, ils sont assez intelligents pour ne pas passer trop vite d’un palier à l’autre et pour éviter les accidents de décompression. Tous les animaux marins le savent, jusqu’aux plus stupides. Même une éponge le sait, alors, un plongeur… Comment se fait-il que ces trois-là soient remontés si vite ?
— Ils se sont fait prendre dans le filet, répondit Delagard, la mine piteuse. Ils étaient dedans et nous ne nous en sommes rendu compte que lorsqu’il est arrivé à la surface. Mais vous ne pouvez rien faire, absolument rien faire pour les sauver, docteur ?
— Il y en a déjà deux qui sont morts. Et celui-ci n’en a plus que pour quelques minutes. Tout ce que je peux faire, c’est lui briser le cou pour mettre fin à ses souffrances.
— Seigneur !
— Oui, comme vous dites. Quelle merde !
Il ne lui fallut qu’un instant. Il y eut un craquement et ce fut tout. Puis Lawler demeura immobile pendant un moment, la tête rentrée dans les épaules, expirant profondément, soulagé de savoir que le plongeur était mort. Il sortit de la cuve, secoua l’eau et enroula le pagne autour de ses reins. Ce dont il avait besoin maintenant, et il en avait terriblement besoin, c’était une bonne dose d’extrait d’herbe tranquille, ces gouttes roses qui lui procuraient une sorte de paix. Puis un bain, après tout ce temps passé dans la cuve avec les animaux agonisants. Mais son quota d’eau pour la semaine était déjà épuisé. Tant pis, il irait se baigner dans la baie un peu plus tard. Mais il doutait que cela suffise pour qu’il se sente propre après ce qu’il avait vu dans la cabane.
— Ce ne sont pas les premiers plongeurs à qui vous faites subir ce sort, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Delagard avec un regard dur.
— Non, répondit l’armateur trapu en détournant les yeux.
— Vous n’avez donc pas le moindre bon sens ? Je sais que vous n’avez pas de conscience, mais vous pourriez au moins faire preuve d’un peu de bon sens. Qu’est-il arrivé aux autres ?
— Ils sont morts.
— Je m’en doute. Et qu’avez-vous fait dè leur corps ?
— De la nourriture.
— Parfait. Combien y en avait-il ?
— Cela remonte à un certain temps. Quatre ou cinq… Je ne sais plus très bien.
— Cela veut donc dire au moins dix. Les Gillies l’ont-ils appris ?
Le « oui » de Delagard fut à l’extrême limite de l’audible.
— Oui, fit Lawler en le singeant. Bien sûr qu’ils l’ont appris. Les Gillies savent toujours quand nous déconnons avec la faune locale. Et qu’ont-ils dit en l’apprenant ?
— Ils m’ont mis en garde, répondit l’armateur dans un souffle, à peine plus fort que précédemment, d’une toute petite voix de collégien pris en faute.
Nous y voilà, se dit Lawler. Nous arrivons enfin au cœur du problème.
— Contre quoi vous ont-ils mis en garde ?
— Ils m’ont dit de ne plus utiliser de plongeurs.
— Mais vous n’en avez pas tenu compte, bien entendu. Pourquoi diable avez-vous recommencé malgré cet avertissement ?
— Nous avons changé de méthode. Nous pensions qu’il n’y avait plus de risques. Écoutez, Lawler, poursuivit-il en se raffermissant, savez-vous à quel point ces minéraux sont précieux ? Ils peuvent révolutionner toute notre existence sur cette foutue planète perdue uniquement composée de flotte ! Comment aurais-je pu deviner que les plongeurs allaient se jeter en plein dans le filet ? Comment aurais-je pu imaginer qu’ils allaient y rester après le signal de la remontée ?
— Ils n’y sont pas restés volontairement. Des animaux aussi intelligents que les plongeurs ne resteraient pas de leur plein gré à l’intérieur d’un filet tendu à quatre cents mètres de profondeur.
— C’est pourtant ce qu’ils ont fait, rétorqua Delagard avec un regard de défi. Je ne sais pas pourquoi, mais ils l’ont fait.
Son regard s’adoucit aussitôt et il leva de nouveau des yeux implorants vers Lawler, le faiseur de miracles. Qu’espérait-il encore ?
— Il n’y avait vraiment rien à faire pour les sauver, Lawler ? Rien de rien ?
— Bien sûr que si. J’aurais pu faire des tas de choses, mais je suppose que je n’en avais pas envie.
— Pardon, dit Delagard, l’air sincèrement confus. C’est idiot de ma part. Je sais que vous avez fait de votre mieux, poursuivit-il d’une voix rauque. Écoutez, docteur, si je peux vous faire porter quelque chose en échange de vos services. Une caisse d’alcool d’algue-vigne, ou quelques beaux paniers, ou bien des filets de frappeur pour une semaine…
— L’alcool, dit Lawler. C’est la meilleure idée. Comme cela je pourrai prendre une bonne cuite et essayer d’oublier ce que je viens de voir ici.
Il ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt.
— Les Gillies savent que vous avez amené ici trois plongeurs mourants, poursuivit le médecin.
— Vraiment ? Et comment pouvez-vous le savoir ?
— Parce que j’en ai rencontré quelques-uns en me promenant au bord de la baie et qu’ils ont failli m’arracher la tête. Ils étaient fous furieux. Vous ne les avez donc pas vus me chasser ?
Delagard, le teint terreux, secoua la tête.
— Eh bien, ils m’ont chassé, poursuivit Lawler, et je n’avais pourtant rien fait de mal, sinon peut-être m’approcher un peu trop près de leur centrale. Mais jamais ils ne nous avaient fait savoir que l’accès en était interdit. Ce doit donc être à cause de vos plongeurs.
— Vous croyez ?
— Je ne vois pas d’autre explication.
— Asseyez-vous, docteur. J’ai quelque chose à vous dire.
— Pas maintenant.
— Écoutez-moi !
— Non, je ne veux pas vous écouter ! Je ne peux plus rester ici. J’ai autre chose à faire… Il y a probablement des patients qui m’attendent au vaargh. Et je n’ai même pas pris mon petit déjeuner.
— Attendez, docteur. Je vous en prie !
Delagard tendit la main vers lui, mais Lawler se dégagea. L’air chaud et humide de la cabane auquel se mêlait l’odeur douceâtre des cadavres lui devenait insupportable. Sa tête commençait à tourner. Tout le monde a ses limites, même un médecin. Il passa devant Delagard qui demeurait bouche bée et sortit. Il s’arrêta juste derrière la porte et oscilla d’avant en arrière pendant quelques instants, les yeux fermés, respirant profondément, écoutant les gargouillements de son estomac et les craquements de la jetée, jusqu’à ce que la nausée se soit dissipée.
Il cracha. Quelque chose de sec et de verdâtre qui lui fit faire la grimace.
La journée commençait bien.
Le jour s’était levé sur un spectacle magnifique. En raison de la proximité de l’équateur, le soleil montait rapidement au-dessus de l’horizon et descendait tout aussi brusquement à la tombée de la nuit. Mais, ce matin-là, le ciel était d’une exceptionnelle beauté. Des traînées d’un rose vif, entrelacées de bandes orange et turquoise se plaquaient sur la voûte céleste. Lawler songea fugitivement que ce bouquet de couleurs ressemblait au sarong de Delagard. Il s’était rapidement calmé en quittant la cabane et en respirant l’air pur de la mer, mais il sentit une nouvelle flambée de rage monter en lui et provoquer au plus profond de son être d’inquiétantes résonances. Il baissa les yeux et regarda ses pieds en se forçant de nouveau à respirer profondément. Il se dit que la seule chose à faire était de rentrer chez lui. Le vaargh, un petit déjeuner et peut-être deux ou trois gouttes d’extrait d’herbe tranquille. Puis il commencerait ses visites.
Il remonta doucement le sentier vers l’intérieur de l’île.
Il y avait déjà des gens levés, qui vaquaient à leurs occupations.
À Sorve, personne ne restait longtemps couché après l’aube. La nuit était faite pour dormir et le jour pour travailler. Lawler remontait lentement vers son vaargh pour y attendre la fournée quotidienne de vrais malades et de pleurnicheurs chroniques. Chemin faisant, il rencontra et salua un pourcentage important de la population humaine de l’île. Dans la pointe qui leur était réservée, les humains ne pouvaient manquer de se croiser du matin au soir.
La plupart de ceux qu’il salua d’une légère inflexion de la tête sur le sentier de fibres végétales d’un jaune vif, ferme sous le pied, étaient des gens qu’il connaissait depuis plusieurs dizaines d’années. La quasi-totalité de la population humaine était originaire d’Hydros et plus de la moitié, comme Lawler, avait vu le jour sur cette île. La plupart d’entre eux n’avaient donc pas décidé de leur plein gré de passer leur vie entière sur ce globe liquide d’une nature si singulière ; s’ils s’y trouvaient, c’est qu’ils n’avaient jamais eu le choix. La grande loterie de la vie leur attribua simplement à la naissance un billet pour Hydros. Et quand on se trouvait sur cette planète, il était hors de question d’en partir, puisqu’il n’existait aucun astroport. C’était une condamnation à vie. N’était-il pas étonnant, dans une galaxie remplie de planètes habitables et habitées, de ne pas avoir le choix de vivre où l’on voulait ? Mais il y avait aussi les autres, ceux qui, arrivés d’une autre planète en capsule largable, avaient eu le choix, qui auraient pu aller n’importe où dans l’univers, mais qui préférèrent venir sur Hydros en sachant qu’il s’agissait d’un voyage sans retour. Voilà qui était encore plus étonnant.
Dag Tharp, le responsable de la station radio, qui faisait en plus office de dentiste et servait parfois d’anesthésiste à Lawler, fut le premier à croiser son chemin. Il était tout petit, sec comme un coup de trique et d’apparence frêle, avec un cou de poulet, un visage rougeaud et un nez en bec d’aigle entre deux petits yeux et des lèvres presque invisibles. Après lui, Lawler croisa Sweyner, le ferronnier et souffleur de verre, un vieux petit bonhomme noueux et ratatiné, et sa femme noueuse et ratatinée qu’on eût prise pour sa sœur jumelle. C’est ce que soupçonnaient certains des colons arrivés de fraîche date, mais le médecin savait qu’il n’en était rien. La femme de Sweyner était la cousine issue de germains de Lawler et Sweyner n’avait aucun lien de parenté avec lui… ni avec elle. Comme Tharp, les Sweyner étaient natifs de Sorve. Il n’était pas très régulier d’épouser quelqu’un de sa propre île, comme Sweyner l’avait fait, et cette entorse aux coutumes jointe à leur ressemblance physique avait alimenté les rumeurs.
Lawler avait presque atteint le faîte de l’île, la terrasse principale à laquelle on accédait par une large rampe en bois. Il n’y avait pas d’escaliers à Sorve ; les jambes trapues et malhabiles des Gillies n’étaient pas faites pour monter des marches. Lawler monta la rampe d’un bon pas et déboucha sur la terrasse, une longue étendue plane et dure, large de cinquante mètres et faite de fibres jaunes de bambou de mer solidement liées, vernies et jointes par de la sève de seppeltane, et étayées par un treillis de lourdes poutres noires d’algues-bois.
La longue et étroite route centrale de l’île la traversait. Sur la droite se trouvait la partie de l’île habitée par les Gillies et sur la gauche l’agglomération d’abris de fortune où vivaient les humains. Lawler tourna à droite.
— Bonjour, monsieur le docteur, murmura Natim Gharkid, une vingtaine de mètres plus loin, en s’écartant pour laisser le passage à Lawler.
Gharkid était arrivé à Sorve quatre ou cinq ans auparavant, en provenance d’une autre île. C’était un homme au regard et au visage doux, à la peau sombre et lisse, qui n’avait pas encore réussi à s’intégrer dans la petite communauté d’une manière satisfaisante. Gharkid cultivait des algues et il partait ce matin-là faire sa récolte quotidienne sur les bas-fonds de la baie. Il ne faisait jamais rien d’autre. La plupart des humains vivant sur Hydros avaient différentes occupations ; avec une population aussi restreinte, il était nécessaire à tout un chacun d’essayer d’avoir plusieurs cordes à son arc. Mais cela ne semblait pas préoccuper Gharkid. Lawler n’était pas seulement le médecin de l’île, il était également pharmacien, météorologue, ordonnateur des pompes funèbres et – c’est du moins ce que Delagard semblait croire – vétérinaire. Gharkid, lui, se contentait de récolter ses algues. Lawler pensait qu’il était né sur Hydros, mais il n’en était pas certain, car Gharkid ne révélait jamais rien de sa vie privée. Jamais Lawler n’avait connu personne d’aussi effacé que cet homme calme, patient et appliqué, affable et insondable à la fois, une présence toujours discrète et silencieuse.
En se croisant, ils échangèrent un sourire machinal.
Puis apparut un groupe de trois femmes vêtues de robes vertes flottantes : les sœurs Halla, Mariam et Thecla qui, deux ans auparavant, avaient fondé une sorte de couvent à la pointe de l’île, derrière le dépôt des maîtres des cendres où des ossements de toutes sortes étaient conservés en attendant leur transformation en chaux, puis en savon, encre, peinture et différents produits chimiques. En règle générale, nul n’allait jamais voir les maîtres des cendres et les sœurs qui vivaient derrière l’ossuaire étaient à l’abri de toute intrusion. Les Sœurs avaient choisi un drôle d’endroit pour vivre, mais, depuis la fondation du couvent, elles avaient aussi peu de rapports que possible avec les hommes. Elles étaient déjà onze en tout, près du tiers des femmes de la communauté humaine de l’île. Un phénomène étonnant, unique dans la brève histoire de Sorve. Delagard avançait maintes hypothèses lubriques sur ce qui se passait à l’intérieur du couvent et il était très probablement dans le vrai.
— Sœur Halla, dit Lawler en inclinant la tête. Sœur Mariam. Sœur Thecla.
Elles le regardèrent comme s’il avait dit quelque chose de parfaitement obscène. Lawler haussa les épaules et poursuivit son chemin.
La citerne principale se trouvait juste devant lui. C’était un réservoir circulaire et couvert, de trois mètres de hauteur et cinquante de diamètre, fait de tiges vernies de bambou de mer liées par de larges thalles d’algues d’un orange vif et calfatées à l’intérieur avec la pâte rouge extraite des concombres d’eau. Un dédale hallucinant de tuyaux ligneux en sortait et se déployait vers les vaarghs qui commençaient à s’élever juste derrière la citerne. C’était probablement la construction la plus importante pour toute la colonie. Elle avait été bâtie cinq générations auparavant par les premiers humains débarqués sur Hydros, tout au début du vingt-quatrième siècle, à l’époque où la planète était encore utilisée comme colonie pénitentiaire, et elle nécessitait un entretien constant des tiges de bambou et des thalles, et de fréquentes opérations de calfatage. Il était question depuis au moins dix ans de remplacer la vieille citerne par quelque chose de plus élégant, mais rien n’avait jamais été fait et Lawler doutait que cela arrive un jour. Telle qu’elle était, elle faisait parfaitement l’affaire.
En s’approchant, Lawler aperçut le père Quillan, le prêtre de l’Église de Tous les Mondes, récemment arrivé sur Hydros, qui faisait lentement le tour du vaste réservoir de bambou avec un comportement extrêmement bizarre. À peu près tous les dix pas, le père Quillan s’arrêtait et se tournait vers la citerne en ouvrant les bras, en une sorte d’étreinte. L’air méditatif, il pressait de-ci de-là le bout de ses doigts sur la paroi, comme s’il cherchait une fuite.
— Vous avez peur que la paroi cède ? cria Lawler.
Colon de fraîche date, le prêtre était arrivé sur Hydros depuis moins d’un an et n’avait débarqué à Sorve que quelques semaines auparavant.
— Vous n’avez aucune crainte à avoir, poursuivit le médecin.
Quillan tourna vivement la tête. Manifestement embarrassé, il écarta les mains de la paroi de la citerne.
— Bonjour, Lawler.
Le prêtre était un homme d’apparence austère dont l’âge pouvait être compris entre quarante-cinq et soixante ans. Il était mince, avec un long visage ovale et un gros nez saillant. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient d’un bleu clair et froid, et sa peau restait très pâle malgré l’alimentation à base de produits de la mer qui commençait à lui donner le teint mat et bleuté des colons de longue date, comme un affleurement d’algues à la surface de la peau.
— La citerne est extrêmement solide, dit Lawler. Vous pouvez me croire, mon père. J’ai passé toute ma vie ici et je n’ai jamais vu les parois céder une seule fois. Ce serait une catastrophe qu’il faut éviter à tout prix.
— Ce n’est pas ce que je faisais, répondit le père Quillan avec un petit rire gêné. En réalité, je m’imprégnais de sa force.
— Je vois.
— Je prenais conscience de toute sa puissance contenue… J’avais le sentiment d’une grande force bridée, de ces tonnes d’eau seulement retenues par la volonté et la détermination de l’homme.
— Mais aussi par des milliers de tiges de bambou de mer et les thalles des algues qui les lient, mon père. Sans parler de la grâce de Dieu.
— Il ne faut pas l’oublier, en effet, dit Quillan.
Quelle idée bizarre d’étreindre la citerne pour prendre conscience de sa force. Mais Quillan faisait souvent des choses très curieuses. Il semblait y avoir chez lui un désir avide de grâce, de miséricorde, de soumission devant quelque chose qui le dépassait. Peut-être était-ce tout simplement la foi qu’il cherchait. Lawler trouvait étrange qu’un homme se prétendant prêtre fût tellement avide de spiritualité.
— C’est mon trisaïeul qui l’a construite, poursuivit Lawler. Harry Lawler, l’un des Fondateurs. Mon grand-père disait de lui qu’il était capable de faire tout ce qu’il avait décidé. Aussi bien d’enlever un appendice que de naviguer d’une île à l’autre ou de construire une citerne. Ce vieux Harry, reprit le médecin après un silence, il a été envoyé ici après avoir été condamné pour meurtre. Ou plutôt pour homicide involontaire.
— Je l’ignorais. Votre famille a donc toujours vécu à Sorve ?
— Depuis le début. Je suis né ici. À moins de deux cents mètres de l’endroit où nous nous trouvons, pour être précis. Ce bon vieux Harry ! poursuivit Lawler en donnant une tape affectueuse à la paroi de la citerne. Sans lui, nous serions dans une triste situation. Vous avez vu comme le climat est sec ?
— Je commence à m’en rendre compte, dit le prêtre. Il ne pleut donc jamais, ici ?
— À certaines périodes de l’année, répondit Lawler, mais ce n’est pas le cas en ce moment. Vous ne verrez pas une goutte de pluie avant encore neuf ou dix mois. C’est pour cela que nous avons pris soin de construire des citernes qui ne fuient pas.
L’eau était rare à Sorve, tout au moins celle indispensable aux humains. L’île se déplaçait pendant la plus grande partie de l’année à travers des zones arides. C’était l’œuvre inexorable des courants. Les îles flottantes d’Hydros, même si elles dérivaient plus ou moins librement, n’en demeuraient pas moins, pendant des décennies d’affilée, bloquées sur les mêmes longitudes par de violents courants océaniques, aussi puissants que de grands fleuves. Chaque île accomplissait annuellement une migration rigoureusement déterminée d’un pôle à l’autre et dans les deux directions. Autour de chaque pôle tourbillonnaient des masses d’eau qui attiraient les îles arrivant à proximité, les faisaient tournoyer et les renvoyaient vers l’autre extrémité de l’axe de la planète. Les îles traversaient donc toutes les latitudes au cours de leur migration annuelle sur l’axe nord-sud, mais les fluctuations longitudinales étaient minimes en raison de la force des courants dominants. Aussi loin que remontaient les souvenirs de Lawler, Sorve, dans ses incessants allers et retours entre les pôles, était toujours restée entre quarante et soixante degrés de longitude ouest, ce qui, sous la plupart des latitudes, semblait être une zone aride. Les pluies étaient très rares, sauf quand l’île traversait les zones polaires où des pluies diluviennes étaient la règle.
Cette sécheresse quasi perpétuelle n’était pas un problème pour les Gillies qui, de toute façon, pouvaient boire de l’eau de mer, mais elle compliquait singulièrement l’existence des humains. Le rationnement de l’eau faisait partie intégrante de la vie à Sorve. Il y avait eu deux exceptions du vivant de Lawler, la première quand il avait douze ans, la seconde huit ans plus tard, l’année de funeste mémoire où mourut son père. En ces deux occasions, des trombes d’eau s’étaient abattues sur l’île pendant plusieurs semaines d’affilée, à tel point que les citernes débordèrent et que l’eau cessa d’être rationnée. Cela avait été une nouveauté intéressante pendant les huit premiers jours, puis l’interminable déluge, les longues journées grises et l’odeur permanente de moisi engendrèrent un ennui profond. Tout compte fait, Lawler préférait la sécheresse ; au moins, il y était habitué.
— Cet endroit me fascine, reprit Quillan. C’est la planète la plus étrange qu’il m’ait été donné de voir.
— Je suppose que je pourrais dire la même chose.
— Avez-vous beaucoup voyagé ? Sur Hydros, je veux dire.
— Je suis allé une fois à Thibeire, répondit Lawler. L’île est passée tout près, juste à l’entrée du port, et, avec quelques amis, je suis monté dans un canot et j’y ai passé la journée. J’avais quinze ans et c’est la seule et unique fois que j’ai quitté Sorve. Mais vous, ajouta-t-il avec un regard méfiant, vous avez la réputation d’être un grand voyageur. Il paraît que vous avez bourlingué dans toute la galaxie.
— Dans une partie seulement, dit Quillan. Je n’ai pas voyagé tant que cela. Je ne connais que sept planètes, huit en comptant celle-ci.
— Cela fait sept de plus que je n’en verrai jamais.
— Mais je suis arrivé au bout de mes pérégrinations.
— Oui, dit Lawler, vous pouvez en être certain.
Comment pouvait-on quitter un autre monde pour venir vivre sur Hydros ? Pour Lawler, cela dépassait l’entendement. Partir d’Aurore, la planète la plus proche, à peine éloignée d’une douzaine de millions de kilomètres, se laisser enfermer dans une capsule largable lancée sur une orbite pour amerrir à quelques encablures de l’une des îles flottantes, en sachant que l’on ne pourrait plus jamais quitter Hydros. Puisque les Gillies refusaient obstinément d’autoriser la construction d’un astroport sur leur planète, le voyage ne pouvait être qu’un aller simple et tout le monde en avait conscience. Et pourtant, les voyageurs de l’espace continuaient à arriver, pas en très grand nombre, mais l’un après l’autre, naufragés volontaires sur une planète sans rivages, sans arbres ni fleurs, sans oiseaux ni insectes, sans prairies ni verdure, condamnés à vivre jusqu’à la fin de leurs jours sans commodités, sans confort, sans aucun des bienfaits de la technologie moderne, entraînés par les courants, dérivant d’un pôle à l’autre sur des îles de fibres végétales, sur une planète faite pour les animaux à nageoires ou à aileron.
Lawler n’avait pas la moindre idée de ce qui avait poussé Quillan à venir sur Hydros, mais c’était le genre de question que l’on ne posait pas. Peut-être une manière de pénitence, ou bien un acte d’abnégation. Il n’était assurément pas venu remplir des fonctions sacerdotales. L’Église de Tous les Mondes était une secte catholique schismatique post-papale qui, à la connaissance de Lawler, ne comptait pas un seul fidèle sur toute la surface de la planète. Le prêtre ne semblait pas non plus être venu faire œuvre missionnaire. Il n’avait rien fait pour convertir quiconque depuis son arrivée à Sorve, ce qui n’était pas plus mal, car la religion n’avait jamais suscité un grand intérêt chez les insulaires. « Sur l’île de Sorve, Dieu est très loin de nous », se plaisait à dire le père de Lawler.
Quillan demeura maussade pendant quelques instants, comme s’il réfléchissait aux perspectives de son isolement à vie sur Hydros.
— Cela ne vous gêne pas de toujours rester au même endroit ? demanda-t-il enfin. Cela ne vous démange pas de connaître autre chose ? Vous n’éprouvez aucune curiosité ?
— Pas vraiment, répondit Lawler. J’ai trouvé que Thibeire ressemblait beaucoup à Sorve. Le même plan général, la même impression d’ensemble. Avec cette seule différence que je n’y connaissais personne. Si toutes les îles se ressemblent tellement, pourquoi ne pas rester sur celle que l’on connaît, au milieu de ceux avec qui on a toujours vécu ? Ce qui m’intéresse, poursuivit-il en plissant les yeux, ce sont les autres planètes. Celles où le sol est ferme, des planètes à la surface solide. Je me demande ce que cela fait de marcher pendant des journées entières sans jamais voir la haute mer, de se trouver en permanence sur une surface dure, pas sur une petite île, mais sur un continent, une étendue gigantesque où l’on ne peut d’un seul coup d’œil embrasser toute la surface du territoire où l’on se trouve, une énorme masse de terre où s’élèvent des villes et des montagnes, et où coulent des fleuves. Villes, montagnes… Ce ne sont pour moi que des mots vides de sens. Je serais curieux de voir des arbres, des oiseaux et des plantes qui portent des fleurs. La Terre me fascine, vous savez. Il m’arrive de rêver qu’elle existe encore, que j’y vais, que j’en respire l’air, que j’en foule le sol. Que j’y plonge les mains. Vous rendez-vous compte qu’il n’y a pas de sol sur Hydros ? Rien que le sable du fond des océans.
Lawler baissa furtivement les yeux vers les mains du prêtre, vers ses ongles, comme s’il pouvait encore y rester un peu de la terre noire d’Aurore. Les yeux de Quillan suivirent ceux de Lawler et il sourit, mais garda le silence.
— J’ai surpris la semaine dernière la conversation que vous avez eue avec Delagard, poursuivit le médecin, quand vous parliez de la planète sur laquelle vous avez vécu avant de venir ici. Je me souviens parfaitement de tout ce que vous avez dit. Vous avez parlé de la terre qui semble ne pas avoir de limites, d’abord une étendue de prairies, puis la forêt, ensuite des montagnes et un désert au-delà de ces montagnes. Et je vous écoutais en essayant d’imaginer à quoi tout cela pouvait ressembler. Mais je ne le saurai jamais. Nous ne pouvons atteindre aucune autre planète à partir d’ici. Pour nous, c’est comme si elles n’existaient pas. Et puisque toutes les îles d’Hydros se ressemblent comme deux gouttes d’eau, je n’ai pas envie de courir les océans.
— Je vois, dit Quillan avec gravité. Mais ce n’est pas une attitude typique, n’est-ce pas ? ajouta-t-il après un silence.
— Typique de qui ?
— De ceux qui vivent sur Hydros. Je veux dire ne jamais voyager.
— Certains ont la bougeotte. Ils aiment changer d’île tous les cinq ou six ans. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, je dirais même que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Quoi qu’il en soit, je fais partie de ceux qui ne se déplacent pas.
— Je vois, dit Quillan après un nouveau silence, comme s’il pesait les éléments d’une situation particulièrement compliquée.
Il semblait avoir provisoirement épuisé son stock de questions et être arrivé à quelque grave conclusion.
Lawler le regarda sans grand intérêt, attendant poliment ce qu’il pouvait avoir à dire.
Mais un long moment s’écoula et Quillan demeurait toujours silencieux. À l’évidence, il n’avait plus rien à ajouter.
— Très bien, dit Lawler, je pense qu’il est l’heure de se mettre au travail.
Et il commença à remonter dans la direction de son vaargh.
— Attendez, dit Quillan.
Lawler se retourna et le regarda.
— Oui ?
— Vous allez bien, docteur ?
— Pourquoi ? J’ai l’air malade ?
— Vous semblez troublé par quelque chose, dit Quillan, et cela ne vous ressemble pas. L’impression que vous m’avez donnée depuis mon arrivée est celle d’un homme qui se contente de vivre sa vie au jour le jour, en acceptant tout ce qui lui arrive. Je ne sais pas pourquoi, mais, ce matin, vous paraissez différent. Peut-être est-ce ce que vous venez de dire sur les autres planètes… Je ne sais pas, mais cela ne vous ressemble pas. Mais je ne prétends pas assez bien vous connaître.
Lawler lança au prêtre un regard circonspect. Il n’avait aucune envie de lui parler des trois plongeurs qui venaient de mourir dans la cabane de la jetée de Jolly.
— J’avais des soucis hier soir et je n’ai pas très bien dormi, mais je ne pensais pas que cela se voyait autant.
— Je suis assez perspicace pour ce genre de choses, dit Quillan en souriant.
Ses yeux d’un bleu délavé, au regard le plus souvent distant et même voilé, semblaient à cet instant étonnamment pénétrants.
— Il ne m’en faut pas beaucoup, poursuivit le prêtre. Écoutez, Lawler, si vous avez envie de me parler, de quoi que ce soit, n’importe quand, juste pour vous soulager de ce qui pèse sur votre cœur…
En souriant, Lawler posa la main sur sa poitrine nue.
— Vous voyez bien qu’il n’y a rien !
— Vous me comprenez, dit Quillan.
L’espace d’un instant, quelque chose sembla passer entre eux, une impression électrique, un lien que Lawler ne désirait ni n’appréciait. Puis le prêtre lui sourit de nouveau. C’était un sourire chaleureux, trop chaleureux, volontairement doux et vague, un sourire bienveillant manifestement destiné à mettre de la distance entre eux. Il leva la main comme pour le bénir, ou bien le congédier, puis inclina la tête et s’éloigna.